" J'suis le poinçonneur des Lilas" chantait Gainsbourg en 1959, "Je suis la rockeuse de diamants" chantait Catherine Lara 24 ans plus tard, et leurs paroles restèrent pour la postérité.
"Je suis la ramasseuse de crottins" et je n'entrerai jamais dans la postérité, je n'atteindrai pas ces sommets, logique, je ramasse penchée sur le sol.
Après avoir manié le stylo et la craie durant des décennies, et, tout en même temps, manié l'araire, la bêche et la tronçonneuse ou la sulfateuse, il manquait à mon palmarès la ratissette, la fourche et le dumper. Voilà chose faite pour mon plus grand bonheur.
La fourche |
La ratissette |
Le dumper |
Dès le matin, équipée de vieux habits, je me rends sur mon lieu de travail, j'empoigne mes outils et je vais rejoindre les enclos aux chevaux. Pour leur distribuer la ration d'eau et nettoyer leurs enclos.
Ces chevaux dont j'avais si peur il y a encore peu de jours et qui m'apprivoisent, s'amusent de moi et avec moi, me sourient, me font mille facéties mais...je me méfie ! C'est puissant un cheval et un simple câlin peut vous expédier parmi les étoiles. Se faire marcher sur les pieds procure le même délice que lorsque votre matou pousse un hurlement terrible sous votre pied maladroit.
Ramasseuse de crottins...tout un art...d'abord ouvrir l'enclos : le temps d' y entrer, la machine peut permettre à l'équidé de se faire la belle, alors il faut viser juste le passage, aller vite, être leste, voire pousser délicatement l'animal aventureux avec la machine.
Un cheval c'est curieux comme un chat, un chat de 400 kg toutefois. Malheur au pull over qui traîne, au smartphone oublié ou au sac posé sur le siège : tout doit être suspendu, ficelé, le plus haut possible, au dessus de l'arceau de préférence. Et encore...la longue encolure, qui peut encore envier la girafe, ne laisse aucun répit. Un outil appuyé à un arbre devient jouet, mais si on se le flanque sur les naseaux, il devient terreur et...il faut éviter la trajectoire du "monstre" lancé à pleine allure, suivi par le congénère qui ne comprend rien mais emboite le galop. On apprend à devenir "axurit" (traduisez malin), au galop aussi !
Dans l'enclos qui n'a de pré que le nom en ces temps de sécheresse sahélienne mon travail peut commencer.
Dans les faits, il consiste à ratisser le sol, paille éventuelle et tas de crottins réunis, d'en faire des monticules que d'un coup de fourche aussi efficace qu'élégant, aussi aérien que maltraitant j'envoie dans le godet du dumper plus haut que moi.
Avant le nettoyage |
Un envol de débris secs, pulvérulents, et là, tout l'art consiste à positionner l'engin en fonction du vent dominant. Non ce travail n'est pas celui d'un idiot exécutant, mais d'un malin se protégeant, surtout lorsque le malin doit protéger au maximum ses yeux fraîchement opérés. Les doubles lunettes entrent en action doublant la transpiration et vous retrouvez le délice des lunettes avec masque anticovid ! Je travaille, malgré ma vue retrouvée, dans un brouillard aqueux qui fait deviner le décor et le plan de travail plus que de le voir.
Mais...délice de l'histoire !...car il y en a des délices:
- D'abord c'est une salle de sport en plein air, il y a autant de coups de ratissette que de coups de fourche pour remplir un godet : 300 ! qui font travailler les muscles en tous genres et resserrer en 15 jours deux crans de ceinture. Je parviens actuellement à emplir 3 godets par jour (petites journées de 3 à 4 h) , qui m'expédient sous la douche, narines et ouïes comprises, et ensuite au lit presque avant les volailles, tant est grande la fatigue...vu mon âge. Avec 30 ans de moins ma nièce fait le double.
Quant aux cervicales et aux maux de tête afférents, il vaut mieux enrouler autour de sa nuque un bon lainage et choisir la position nocturne à conserver jusqu'au matin.
Ne parlons pas de l'appétit qui, de moineau, se mue en appétit d'ogre !
Même en mars, on n'a pas froid ! |
-Et puis le contact avec les chevaux qui fait de ce métier silencieux une joie de vivre passant par des regards, des sourires, des petits mots (pour moi), des câlins et apaise tous les maux. J'entrai au centre avec de la douleur à revendre, j'en ressors avec de la douceur à emmagasiner pour longtemps. Et je peux y rester jusqu'à 90 ans si je veux...Déjà pendant que j'écris ces lignes ça me manque...
Parfois j'irais, si je m'écoutais, travailler à la frontale...
- Ensuite, non négligeable, essentiel, même, ce plaisir insensé de ratisser, nettoyer, lisser, un sol où mes souvenirs d'enfance parlent de prairies fleuries de 1 m de haut à pareille époque, voilà 65 ans, bien avant le changement climatique. Pays d'eau, de terre souple, de ruisseaux, de prairies à chevaux ornées de coquelicots, boutons d'or, marguerites, de saveurs d'herbe fauchée à bras, de pieds pataugeant dans l'eau, chants d'oiseaux, bruissement d'insectes et vols de papillons...voilà...c'était ici...Nostalgie..
Aujourd'hui, je ratisse, ramasse, dans un bain de poussière sèche et grise, les chevaux n'ont que du foin et nul insecte, hormis les mouches voraces, ne batifole ici.
Protection contre les mouches |
Oui je nettoie, je ratisse, je lisse, je laisse un sol stérile, à l'instar de ma vie que je balaye, ratisse, nettoie, stérilise mais...chaque jour, après mon passage la vie y renaît. Le corps travaille, l'esprit s'envole. La pensée est libre, se développe, se délecte, les idées s'ordonnent, les réflexions s'enchaînent, le cerveau dispose d'un immense bureau en plein air. Un bureau sans cesse nettoyé et sans cesse souillé.
Ratisser peut devenir un art |
Ainsi, la ramasseuse de crottins que les cavaliers et leurs accompagnants ne voient pas, ne saluent pas, parce qu'un palefrenier est invisible, un éboueur de bourrins est transparent, et bien cette ramasseuse de crottins connaît un immense bonheur sous le regard de grands yeux coiffés de longs cils et de vastes crinières, sous des sourires silencieux et découvre un monde auquel peu ont accès.
Câlin |
Un monde qui m'a donné, après des mois de souffrance muette, l'envie de rire, de courir, de grimper, de retrouver mes chemins secrets de montagne comme mon chemin de vie.
Douceur |
N'est ce pas l'essentiel ?